Après plus de trente années au service de la communauté haïtienne, le Père Fréchette fait le point sur les évolutions des dernières années, les défis quotidiens à relever, ainsi que sur la situation de l’hôpital Saint-Damien.
« Bonjour à tous,
Certains d’entre vous se demandent si la situation dans le pays et si notre manière de venir en aide à la population a changé en Haïti ces trente dernières années.
Pour répondre à ces interrogations je peux répondre à quatre questions :
1 – Les problèmes en Haïti sont-ils les mêmes qu’il y a 30 ans ?
Une réponse honnête à cette question est que les problèmes d’il y a trente ans redeviennent les problèmes d’aujourd’hui. Le pays rencontre des défis de taille, comme l’inégal accès aux ressources nationales, qui a des impacts importants sur un pays en développement comme Haïti. Malgré cela, ce qui me stupéfait le plus, c’est que ces dernières années le pays a tout de même progressé.
Mais lorsque des révoltes politiques et économiques font rage, le pays régresse pour se retrouver au point de départ. Le terrain gagné en quelques années est alors perdu en très peu de temps. Les indicateurs de la qualité de vie, comprenant l’espérance de vie, la mortalité infantile, le taux de malnutrition, le taux d’alphabétisme, permettent de mesurer les performances des pays. Selon moi, les indicateurs de la qualité de vie sont meilleurs qu’il y a trente ans. Mais encore une fois, tout peut changer très rapidement.
2 – Les enfants ont-ils toujours accès aux soins ?
Il est certain qu’aujourd’hui, il y a plus de centres médicaux et de personnel médical qu’il y a trente ans. Mais en même temps, le « brain drain » est réamorcé : les individus qualifiés ont la possibilité de partir travailler ailleurs, il est alors difficile de les convaincre de rester en Haïti, puisqu’ils craignent notamment pour la sécurité de leur famille. Ainsi, nous subissons également des pertes de ce côté. De plus, lorsque je suis arrivé en Haïti, la population était de six millions d’individus, elle est désormais de onze millions. Même avec plus de médecins et de personnel médical, l’accès aux soins de santé est toujours éprouvant puisque le ratio de médecins pour la population est faible pour une telle démographie.
3 – Reçoit-on les médicaments dont nous avons besoin ?
Un problème majeur dans les pays faiblement règlementés est la fabrication et la mise en circulation de faux médicaments. Il existe des commerces qui capitalisent sur les problèmes de santé des individus afin de s’enrichir rapidement, en fabriquant des pilules non nocives pour la santé mais en les faisant passer pour des remèdes miracles. Nous devons être méfiants ici, comme dans de nombreux pays, des endroits où nous achetons nos médicaments.
D’un autre côté, nous devons nous rendre à l’évidence, s’il y a des pneus qui brûlent et des fusillades à tous les coins de rue, remplir nos pharmacies et nos placards de médicaments ne sert à rien, puisque les personnes ayant besoin de ces médicaments ne peuvent pas se rendre à l’hôpital. Ainsi, l’accès aux médicaments est aussi limité par les violences sociales et politiques qui font rage dans le pays.
Nous avons cependant un meilleur accès aux vrais médicaments, notamment parce que nous avons développé un contrôle qualité plus efficace. Ceci dit, depuis la dévaluation du dollar par rapport à la gourde, nous n’avons pas eu la possibilité de remplir nos stocks.
Comme vous pouvez le constater, ces réponses sont toutes de l’ordre du « oui, mais », avec des « mais » qui pèsent leur poids.
4 – Êtes-vous prêt à continuer de vous battre pour ne pas perdre du terrain ?
Oui, complètement. Nous souhaitons poursuivre notre combat, préserver le terrain acquis et continuer à améliorer les choses. Pourquoi ? A cause du côté touchant du travail que nous réalisons. Evidemment, cela n’a rien à voir avec les statistiques sur les enfants, ou l’évolution du coût des médicaments. L’aspect touchant c’est les enfants que nous avons devant nous chaque jour !
Pas plus tard qu’hier, j’ai aidé une femme qui a accouché dans les escaliers de l’entrée de l’hôpital. Elle est arrivée trop tard et n’a pas pu se rendre jusqu’à la maternité. Elle s’est retrouvée à accoucher en public mais le bébé est arrivé en pleine forme ! Dieu merci, elle ne se s’est pas retrouvée en pleine rue au milieu de nulle part. Ces situations sont très motivantes et nous poussent à continuer ce que nous faisons.
Une autre situation récente est l’arrivée d’une enfant de trois ans souffrant de brûlures, dues aux feux de pneus sur les blocages routiers. Nous n’avons pas de centre de grands brulés à Saint-Damien et le centre géré par Médecin Sans Frontières était plein. Les personnes brûlées sont généralement amenées à rester hospitalisées sur une longue période de temps. Cette situation était éprouvante, mais en même temps, ce genre de situation nous pousse à vouloir faire plus. Dans le cas de cette petite fille, j’ai pu arranger qu’elle soit soignée dans un hôpital privé, à mes frais. J’ai été capable de faire quelque chose dans ce cas, mais tout le monde n’a pas les ressources pour le faire.
Ces deux cas sont juste des exemples personnels qui sont arrivés ces derniers jours.
Un grand merci à vous tous pour votre soutien au fil des années. Nous en avons grandement besoin, nous comptons dessus et nous l’utilisons à bon escient pour les enfants. »